La marche triomphale européenne de la pomme de terre a commencé dans les Plats Pays
Si la pomme de terre est connue dans toutes les cuisines européennes, c’est grâce à Carolus Clusius, un botaniste du XVIe siècle originaire des Pays-Bas méridionaux. Clusius a été le premier à décrire cette culture dans son opus magnum Rariorum Plantarum Historia. Son ouvrage contenait également un dessin du plant de pommes de terre. Aux côtés d’une arracheuse de pommes de terre des années 1950, ce dessin a été inclus dans la liste des Fleurons de la Communauté flamande. Le tubercule est ainsi passé du statut de médicament rare à celui d’aliment de base populaire.
Des chroniques espagnoles nous renseignent çà et là sur la manière dont les Européens ont appris l’existence de la pomme de terre. Juan de Castellanos, qui est arrivé en Colombie en 1544, parle des turmas (truffes) que cultive la population locale. Pedro de Cieza de León, qui a effectué des voyages vers la Colombie et le Pérou entre 1536 et 1551, raconte comment les peuples autochtones laissent la turma de tierra (truffe de terre) sécher au soleil pour la conserver. Le missionnaire José de Acosta, qui a séjourné dans les Andes de 1569 à 1585, a, lui aussi, observé ce séchage au soleil et nous informe que les Incas utilisent la pomme de terre pour en faire une «sorte de pain».
© Musée Plantin-Moretus, Anvers, inv. B 954
Les conquistadores espagnols ont introduit la pomme de terre et de nombreuses autres plantes du Nouveau Monde en Europe. La traversée de retour s’effectuait par les îles Canaries, où les plantes étaient transférées sur des bateaux plus petits pour être acheminées vers le port de Cadix et vers Séville. Le passage par les Canaries comme plaque tournante de la distribution est attesté par un document figurant dans les archives de Las Palmas, où il est question de quelques fûts de pommes de terre embarqués à Gran Canaria le 28 novembre 1567 à destination d’Anvers.
Les premières pommes de terre en Europe semblent avoir été plantées à Séville, peut-être dans des potagers d’hôpitaux. Jusque tard dans le seizième siècle, la plante est restée davantage un médicament qu’un aliment. Selon un récit de l’époque, le banquier génois Nicola Doria aurait fait des affaires à Séville. Rescapé d’une noyade, il serait entré à Séville dans l’ordre des Carmes déchaussés, qui utilisaient les tubercules à des fins médicinales. En 1583, le moine Nicola Doria est reparti pour l’Italie et a offert quelques pommes de terre au nonce apostolique Giovanni Francesco Bonomi, qui était de santé fragile. Bonomi en emportait toujours quelques-unes dans ses déplacements, et c’était notamment le cas lorsqu’il s’est rendu à Mons en octobre 1586 pour y présider un concile provincial. L’homme est décédé en février 1587, et un de ses serviteurs a donné les pommes de terre, sous le nom italien de taratuffli, à Philippe de Sivry. Le prévôt de Mons était amateur de plantes. Il aurait planté les tubercules et, après sa récolte de 1587, fourni deux exemplaires en janvier 1588 à Carolus Clusius.
Un réseau européen
S’il y a un nom à mentionner en rapport avec l’expansion de la pomme de terre en Europe, c’est bien celui de Carolus Clusius. Né à Arras en 1526, l’année où la ville et tout l’Artois sont passés sous les Pays-Bas autrichiens, ce Charles de l’Écluse a entamé ses études à Sint-Vaast et à Gand, a étudié le droit et les langues classiques à Louvain, la médecine à Montpellier, et a suivi des cours de différentes disciplines dans un grand nombre de villes européennes.
© Musée Plantin-Moretus, Anvers, inv. MPM.TEK 516
En 1557, il a traduit en français sous le titre Histoire des plantes le Cruydt-boeck du botaniste malinois Rembert Dodoens. Clusius a fait ses premières armes avec des plantes exotiques vivantes à Malines, Anvers et Bruges. En 1560, il a rendu visite au riche pharmacien anversois Peeter van Coudenbergh, qui avait dans son jardin un dragonnier des îles Canaries ainsi que des poivrons, du tabac et des tomates du Nouveau Monde et des aubergines, des artichauts et des grenades de la Méditerranée. En 1564 et 1565, Clusius est parti en Espagne et au Portugal à la découverte de nouvelles plantes, fleurs et essences d’arbres.
Carolus Clusius a développé à travers l’Europe entière un réseau d’amis collectionneurs et de confrères botanistes. Deux mille lettres qu’il a écrites ou reçues sont parvenues jusqu’à nous, des lettres accompagnées de plantes, bulbes, tubercules et graines d’une rare «flore exotique», comme il aimait à l’appeler. Il a identifié toutes ces plantes, leur a donné des noms, les a décrites, les a fait dessiner et peindre et surtout: il les a cultivées et propagées.
Dans un bouillon avec de la viande de mouton et des choux-raves
Entre 1573 et 1576, Clusius a dirigé à Vienne l’aménagement du jardin botanique de l’empereur Maximilien II. Les nombreuses missions diplomatiques entre la cour des Habsbourg et le sultan de Constantinople ont amené Clusius à se familiariser à Vienne avec des fleurs (à bulbe) du Moyen-Orient, telles que les narcisses, jacinthes et lis. Le noble flamand Ogier Gisleen de Busbeke, ambassadeur de l’empereur à Constantinople, a donné à Clusius quelques bulbes de tulipe. Les deux hommes avaient été étudiants ensemble à Louvain et partageaient une passion pour les plantes et les fleurs. Si les Pays-Bas sont aujourd’hui le pays des tulipes, ils le doivent à Clusius. Celui-ci est en effet arrivé en 1593 à Leyde, où il a habité jusqu’à sa mort en 1609. L’université de Leyde a eu le bon goût de s’attacher les services du plus célèbre botaniste de l’époque pour aménager son Hortus. C’est de ce Cruydhof ou jardin des plantes que la tulipe est partie à la conquête du pays entier.
Clusius a également eu son importance dans le domaine de la botanique descriptive. Il a publié chez Christoffel Plantijn en 1576 son ouvrage sur la flore d’Espagne et en 1583 sa description scientifique de la flore d’Autriche et de Hongrie. Rompant avec la méthode qui consistait à décrire les plantes en fonction de leurs propriétés utiles ou nuisibles, Clusius étudiait les plantes pour elles-mêmes.
En 1601, Jan I Moretus a imprimé Rariorum plantarum historia, la première partie des œuvres complètes de Clusius, qui comportait la description et une illustration de la Papas Peruanorum, nom que Clusius avait donné à la pomme de terre et qu’il a également écrit sur la représentation picturale que Philippe de Sivry lui avait donnée en 1589. Cette aquarelle se trouve aujourd’hui encore dans la collection du musée Plantin-Moretus. Dans le livre, on peut lire que Clusius a reçu de Sivry le 26 janvier 1588 deux bulbes et une baie de pomme de terre. Clusius informe le lecteur que la pomme de terre est agréable au goût: il en mangeait régulièrement, cuite dans un bouillon avec de la viande de mouton et des choux-raves. C’est grâce à sa publication et à son gigantesque réseau que le nom de Clusius reste indissolublement attaché à l’expansion de la pomme de terre en Europe. Tout aussi importante est la contribution de Clusius à l’essor de la nature morte florale en peinture aux Pays-Bas. Ses connaissances de botaniste ont été d’un grand secours pour des peintres tels que Joris Hoefnagel.
Le premier «ensacheur»
La pomme de terre est longtemps demeurée confinée en tant que curiosité dans les jardins de monastères, palais royaux et botanistes. Au seizième siècle, elle figurait encore tout en bas de la scala naturae, car ce qui pousse sous la terre, donc dans le royaume des morts, n’était pas jugé propre à la consommation humaine. De plus, les baies de la pomme de terre, qui se développent sur les tiges, sont particulièrement toxiques, et il vaut également mieux éviter de consommer les tubercules verts. Pendant les nombreuses guerres des dix-septième et dix-huitième siècles, les ventres affamés ont fait fi des préjugés contre la pomme de terre. Elle est devenue un aliment de base parce qu’elle est facile à cultiver, s’adapte à tous les climats et se conserve bien.
Aussi longtemps que l’homme et le cheval ont fourni la force musculaire pour les travaux agricoles, la mécanisation de la culture de la pomme de terre est restée limitée à des machines à planter assez rudimentaires semi-automatiques et à des engins permettant l’arrachage d’une ligne à la fois, après quoi les pommes de terre devaient encore être ramassées manuellement. Il a fallu attendre la percée du tracteur après la Seconde Guerre mondiale pour voir de lourdes machines faire leur apparition dans les champs.
© photo: Saskia Vanderstichele
La collection de Frans D’Haeyere comporte un exemplaire de la première génération de puissantes arracheuses des années 1950. Il s’agit d’un appareillage relativement simple capable de manipuler un grand volume avec précision. Deux pinces extraient du sol les pommes de terre, qui, feuilles et mottes de terre comprises, atterrissent dans un grand tambour tournant. La terre se détache et retombe sur le sol à travers les mailles du tambour. Le feuillage reste suspendu à des crochets et est transporté vers l’avant, où il est déversé du tambour. Les pommes de terre sont guidées dans la direction opposée et aboutissent à l’arrière du tambour sur un tamis vibrant. Elles sont ensuite soulevées par un élévateur à chaîne et mises dans des sacs. Sous l’action de petits leviers, elles peuvent être triées selon leur taille. «C’est utile, car la demande de ‘patates pour frites’ a toujours été forte», dit Frans D’Haeyere.
Il y a un quart de siècle, il a sauvé cet «ensacheur», comme il appelle sa machine, de la ferraille, et elle est à présent un Fleuron de la Communauté flamande. Les entreprises flamandes ont joué un grand rôle dans la mécanisation de la culture de la pomme de terre. À côté de ce remarquable engin, construit par Norvan de Sint-Jan-in-Eremo, la collection comprend d’autres arracheuses de pommes de terre, notamment une de SPY (Stevens Poperinge Ieper), dont la large chaîne remplaçant le tambour permet de moins blesser les pommes de terre.
© photo: Saskia Vanderstichele
Retour aux jeunes années avec l’Araignée
Dans l’ancienne grande étable à veaux de Geel se trouve encore un second Fleuron de Frans D’Haeyere: une Araignée d’un vert vif dans son état d’origine. C’est un des rares exemplaires conservés de ce petit tracteur mis sur le marché par Georges Favache de Vilvorde juste après la Deuxième Guerre mondiale. Frans sort parfois l’Araignée et d’autres machines pour une démonstration. Quand il a l’occasion de les piloter dans un champ, c’est avec un bonheur évident qu’il retrouve son enfance.
© photo: Saskia Vanderstichele
La collection comprend encore de nombreux tracteurs spéciaux. Quelques exemples. L’imposant engin allemand Lanz Bulldog de 1939 a été une source d’inspiration pour maints autres constructeurs. Le Field-Marshall britannique doit être mis en marche à l’aide d’une «cartouche» à appliquer au flanc du moteur, après quoi on introduit dans un petit trou à l’avant une boule de papier enflammée puis on donne un coup de marteau sur la cartouche pour faire prendre le moteur. Le tracteur italien Landini est muni à l’avant d’un bulbe chauffé au rouge dont on approche une flamme pour lancer le moteur.
Les collectionneurs de tracteurs sont légion. La collection de Frans D’Haeyere a, elle aussi, débuté par un tracteur, mais il en est peu qui, comme lui, ont aussi rassemblé des machines agricoles. D’où lui est venue cette passion? Frans est né en 1940 à Meulebeke, en Flandre-Occidentale. Ses parents y possédaient une petite ferme. Enfant, Frans guettait chaque été l’arrivée de la moissonneuse-batteuse qui venait récolter le blé chez les cultivateurs. Pour lui, c’était l’événement de l’année.
© photo: Saskia Vanderstichele
En 1954, la famille a déménagé en Wallonie dans une plus grande ferme et a été parmi les premières à y cultiver des pommes de terre; les agriculteurs wallons disaient d’ailleurs que «les patates», c’était «pour les Flamands», ainsi que le rappelle Frans. Les moissonneuses-batteuses qu’il avait connues en Flandre et les arracheuses de pommes de terre qu’il a découvertes en Wallonie ont constitué les bases de la collection axée sur les récoltes de grain et de pommes de terre.
Parmi toutes les machines qu’il a réunies, Frans exhibe fièrement son fleuron personnel: une imposante «batteuse de Claeys» qui date de l’immédiat après-guerre et qui, ainsi qu’on peut le lire sur une face latérale, a été en service chez l’agriculteur indépendant Desmadryl en Flandre-Occidentale. Et Frans montre encore un broyeur de paille Excelsior, de Zedelgem, de 1937 et une moissonneuse-batteuse Massey Harris qui, lors du plan Marshall, a franchi l’océan… comme l’avaient fait quatre cents ans plus tôt les premières pommes de terre.